Embrasse-moi en public
Pour beaucoup de personnes, les sentiments amoureux ne sont sincères et vrais qu’à partir du moment où on commence à les exprimer en public : que ce soit par un regard tendre, un clin d’œil complice, un sourire amoureux, un câlin affectueux, en se touchant, en se tenant par la main, ou par un baiser. Faire l’un de ces gestes, ou les faire tous, en présence d’autres personnes (connaissances ou inconnus) serait une grande preuve d’amour. En posant l’une de ces actions en public, l’on prouve à notre tendre moitié qu’on l’aime vraiment et qu’on n’a pas peur que les autres sachent qu’on s’est entiché d’elle.
Toutefois, en Haïti, on exprime difficilement nos sentiments en public. Ce n’est pas tant de la timidité ou de la pudeur qui nous empêche de le faire. Je dirais plutôt que c’est culturel. Cela nous vient de notre éducation. Bon nombre d’haïtiens ne sont pas éduqués de façon à exprimer leurs sentiments en public et parfois même en privé.
Autant que je me souvienne, jamais je n’ai vu mes parents s’embrasser. Détrompez-vous ; ils s’embrassaient. Mais ils le faisaient en privé, à l’abri de tout regard, dans la confidence de leur chambre et avec la complicité du noir.
Me reviennent encore en mémoire les stratégies inspirées que ma mère utilisait pour dire au paternel combien elle tenait à lui ou pour lui faire des propositions « d’ordre sexuel » en ma présence. Comme à cet âge je ne comprenais que le créole haïtien et le français, elle lui faisait ses déclarations et ses avances en espagnol ou en anglais. Ce n’est que plus tard, quand j’ai appris ces langues à l’école que j’ai compris à quel point ma mère était amoureuse et « dezòd » (passionnée).
Au sein de certaines familles haïtiennes, les parents ne se disent pas et ne disent pas « je t’aime » à leurs enfants. Exprimer son amour est tabou au sein de nombreuses maisons. Pour certains parents, subvenir aux besoins de l’enfant est LA preuve de leur amour alors pourquoi devoir le dire ou l’exprimer d’une autre manière ?
Personnellement, j’ai toujours eu du mal à dire à ma mère combien je l’aime et il n y a pas plus grande honte pour moi que ma mère qui me câline en présence de mes amis. Aussi, si je disais à mes frères que je les aime ils me demanderaient si je suis tombé sur la tête ou si j’ai besoin d’un service. Uniquement parce qu’exprimer ses sentiments n’est pas monnaie courante chez nous.
En Haïti, tenir la main de sa moitié est chose courante, mais si deux personnes se hasardent à échanger un baiser en pleine rue, personne ne va pas rester indifférent à cette scène assez rare dans notre quotidien. Dans le meilleur des cas, on va s’arrêter pour les applaudir, les féliciter et les taquiner. Mais dans le pire des cas, ils seront traités de tous les noms. On leur dira qu’ils sont sans pudeur et on leur conseillera de se prendre une chambre. Il y a de fortes chances qu’on leur dise cela « se twòp fim nou gade wi » (si vous le faites c’est parce que vous avez trop souvent vu cette scène au cinéma). Comme pour dire qu’exprimer son amour en public c’est une pratique importée, que cela ne fait pas partie de notre culture.
C’est sûrement ce qui explique que le moment le plus attendu d’un mariage haïtien c’est celui du baiser. Cela explique aussi la gêne de certains mariés au moment de s’embrasser et les réactions, parfois bizarres, du public à la scène du baiser.
Je sais qu’un fait culturel ne change pas du jour au lendemain. Il faudra que les générations futures soient élevées de manière différente pour qu’un jour exprimer ses sentiments en public devienne normal pour les haïtiens.
Je suis sûr que ce geste ne changera rien à la situation mais la prochaine fois que je rencontre ma tendre moitié, je l’embrasse…en public.
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